Les deux chiens et l’âne mort

Les vertus devraient être soeurs,
Ainsi que les vices sont frères.
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos coeurs,
Tous viennent à la file; il ne s’en manque guères.
J’entends de ceux qui, n’étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.
A l’égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
L’un est vaillant, mais prompt; l’autre est prudent, mais froid.
Parmi les animaux, le chien se pique d’être
Soigneux, et fidèle à son maître;
Mais il est sot, il est gourmand:
Témoin ces deux mâtins qui, dans l’éloignement,
Virent un âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignait de nos chiens.
« Ami, dit l’un, tes yeux sont meilleurs que les miens:
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes;
J’y crois voir quelque chose. Est-ce un boeuf, un cheval?
-Eh! qu’importe quel animal?
Dit l’un de ces mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l’avoir; car le trajet est grand;
Et de plus, il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine.»
Voilà mes chiens à boire: ils perdirent l’haleine,
Et puis la vie; ils firent tant
Qu’on les vit crever à l’instant.
L’homme est ainsi bâti: quand un sujet l’enflamme,
L’impossibilité disparaît à son âme.
Combien fait-il de voeux, combien perd-il de pas,
S’outrant pour acquérir des biens ou de la gloire!
« Si j’arrondissais mes Etats!
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire!»

Tout cela, c’est la mer à boire;
Mais rien à l’homme ne suffit.
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudrait quatre corps; encor, loin d’y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureraient:
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.

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