Le vieillard et ses enfants

Toute puissance est faible, à moins que d’être unie:
Ecoutez là-dessus l’esclave de Phrygie.
Si j’ajoute du mien à son invention,
C’est pour peindre nos moeurs, et non point par envie;
Je suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels pensers me seraient malséants
Mais venons à la fable, ou plutôt à l’histoire
De celui qui tâcha d’unir tous ses enfants.

Un vieillard prêt d’aller où la mort l’appelait:
«Mes chers enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le noeud qui les assemble.»
L’aîné les ayant pris et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant: « Je le donne aux plus forts.»
Un second lui succède et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
« Faibles gens! dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.»
On crut qu’il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
«Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde:
Soyez joints, mes enfants, que l’amour vous accorde.»
Tant que dura son mal, il n’eut autre discours.
Enfin, se sentant prêt de terminer ses jours:
«Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu: promettez-moi de vivre comme frères;
Que j’obtienne de vous cette grâce en mourant.»
Chacun de ses trois fils l’en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d’affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès:
D’abord notre trio s’en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu’elle était rare.
Le sang les avait joints, l’intérêt les sépare:
L’ambition, l’envie, avec les consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les frères désunis sont tous d’avis contraire:
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

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