Le matin du 24 décembre, les enfants du monde entier sont excités. Mais sûrement pas autant que Sophie Baril et son frère François !
En effet, pour la première fois cette saison, François, Sophie et leur chien, Inouk, partent à la pêche aux petits poissons des chenaux. Le poisson des chenaux, ou poulamon, est aussi appelé « poisson de Noël », parce qu’il remonte la rivière Sainte-Anne juste à temps pour être servi au réveillon. Sur la rivière gelée, des centaines de cabanes multicolores attendent déjà les pêcheurs. Vu de la rive, on dirait un de ces villages miniatures qu’on pose sous le sapin de Noël. Au pied de la descente, un panneau-réclame souhaite la bienvenue à Sainte-Anne-de-la-Pérade, capitale mondiale du petit poisson des chenaux.
À quelques mètres de là, Claude Fournier fait les cents pas près de son hélicoptère. Les enfants connaissent bien le pilote. En effet, Claude est un ami d’enfance de leur mère et c’est avec lui que Marie a suivi des cours de pilotage.
– Comment ça va ? demande Sophie.
– Les affaires son plutôt tranquilles. Je n’attends pas beaucoup de clients aujourd’hui. La veille de Noël, les gens sont trop occupés pour s’offrir une promenade en hélicoptère.
– Nous, nous n’avons presque rien à faire, laisse tomber, François.
Claude lui adresse un clin d’œil complice :
– Un de ces jours, je vous ferai faire une petite balade.
Promis !
– Joyeux Noël ! crient les enfants.
Une activité intense règne sur la rivière Sainte-Anne : automobiles, tracteurs et motoneiges se croisent en tout sens. Inouk tire sur la laisse et aboie au passage de chaque véhicule. Heureusement, François et Sophie sont arrivés !
La cabane des Baril est beaucoup plus grande que les autres et sert de bureau pour accueillir la clientèle. En effet, Pierre et Marie sont pourvoyeurs, c’est-à-dire qu’ils sont propriétaires de plusieurs cabanes qu’ils louent aux touristes, généralement pour une période de huit heures.
Les enfants entrent précipitamment :
– Bonjour papa !
Pierre est occupé avec un client. De grosses mitaines de cuir sont posées sur une chaise. Discrètement, Inouk se faufile tout près. Il flaire les mitaines puis, vif comme l’éclair, en attrape une dans sa gueule.
– Sale bête ! Rends-moi ça tout de suite ! ordonne le client, en tirant sur sa mitaine.
– Inouk , sois gentil, supplient François et Sophie.
– Espèce de sac à puces, je vais t’apprendre à vivre ! grogne l’inconnu, en lui assénant un coup sur le museau. Inouk pousse un cri de douleur et lâche prise.
– Il est jeune, plaide Sophie, en s’élançant vers le chien, il voulait juste s’amuser.
– Drôle de façon de s’amuser ! éclate le pêcheur en exhibant sa mitaine déchirée. Vous feriez mieux de l’éduquer.
Les enfants voudraient protester mais Pierre leur fait signe de se taire :
– Je conduis monsieur à sa cabane et je reviens.
Au retour de son père, François laisse exploser sa colère :
– Il a frappé Inouk ! il n’avait pas le droit !
– Vous feriez bien d’oublier tout ça et de commencer à pêcher. J’ai hâte de voir lequel de vous deux attrapera le premier poisson.
Sophie et François retirent manteaux, tuques*, écharpes.
Pierre prend quelques bûches rangées sous une large banquette et les enfonce dans le petit poêle en fonte qui se met à ronronner.
Prudemment, les enfants s’installent sur de vieilles chaises alignées au bord de l’ouverture pratiquée dans le plancher et se penchent au-dessus de l’eau noire.
En silence, chacun fixe attentivement les lignes qui descendent du plafond. Inouk est intrigué. Assis entre les enfants, il suit chacun de leurs gestes en martelant le plancher de sa queue. Soudain, l’allumette de bois, fixée à une des cordes, se met à remuer.
– Ça mord ! annonce joyeusement François.
En pêcheur expérimenté, il observe les mouvements de la ligne :
– C’est sûrement un poisson énorme. Regardez comme il tire sur le fil. S’il continue, il va tous nous entraîner sous la glace.
– Tu exagères toujours ! déclare Sophie.
– Comme tous les pêcheurs, fait remarquer son père.
D’un coup sec, François ferre sa prise et remonte rapidement la ligne. Deux gros poulamons se tortillent au bout des hameçons.
Inouk aboie joyeusement.
– Chanceux ! s’exclame Sophie. Un coup de deux !
D’une main assurée, son frère décroche ses prises et les lance dans un seau.
Inouk y plonge aussitôt le museau et le renverse.
– Inouk ! proteste Sophie.
– Lâche ça ! crie François en arrachant les poissons aux griffes du chien.
– J’ai une idée ! annonce Sophie. Nous n’avons qu’à jeter les poissons dehors, au fur et à mesure que nous les pêchons. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sophie ouvre la porte et François lance les poulamons sur la glace où ils se recroquevillent et gèlent dans des positions cocasses.
Bientôt les prises se succèdent à un tel rythme que les pêcheurs n’ont même plus le temps de les décrocher. Ils les abandonnent sur le plancher, pour en remonter une autre et encore une autre…
Inouk en profite pour fourrer son museau partout et emmêler les lignes.
– Inouk, gronde François, tu ne pourrais pas rester tranquille cinq minutes ?
– Quel méli-mélo ! soupire Sophie, devant cet enchevêtrement de fils et d’hameçons.
Pierre se lève :
– Il faut que j’aille faire la tournée de mes cabanes. Je vais attacher Inouk au poteau. Quand vous serez venus à bout de ce casse-tête, vous le ferez rentrer.
Un peu plus tard, lorsque Sophie sort pour détacher Inouk, elle ne le voit nulle part. Elle crie son nom dans toutes les directions. En vain.
Alerté par les cris de sa sœur, François sort à son tour :
– Inouk n’est pas là ?
– Je crois bien qu’il s’est sauvé, murmure Sophie.
– Penses-tu ! Papa a dû l’emmener en promenade, lance François en se frictionnant vigoureusement. Entre vite dans la cabane si tu ne veux pas être transformée en glaçon.
Quelques instants plus tard, leur père rentre à son tour.
– Inouk n’est pas ici ?
Les enfants se regardent, abasourdis.
– Nous pensions qu’il était avec toi, répond François.
– Je savais qu’il avait disparu, murmure Sophie, les yeux pleins de larmes.
– Pas de panique ! ordonne Pierre, calmement. Ce n’est pas la première fois qu’Inouk se sauve. Allons interroger les voisins. Quelqu’un l’a sûrement vu.
Les enfants enfilent leur anorak et se précipitent à l’extérieur.
Brusquement, Sophie s’immobilise, songeuse.
– À quoi penses-tu ? s’enquiert François.
– Au pêcheur de ce matin. Si c’était lui qui avait détaché Inouk ?
À ces mots, François sent un grand frisson lui parcourir le corps.
– Vous avez trop d’imagination, affirme Pierre.
– Allons le voir ! décide François.
Les enfants contournent rapidement la cabane et frappent énergiquement à la porte. Pas de réponse. Pierre ouvre. Personne. Le bruit d’une portière qu’on claque attire l’attention de Sophie.
– Regardez, crie-t-elle, en pointant du doigt une fourgonnette garée en face, c’est lui.
À grandes enjambées, François et Sophie traversent la rue. En les voyant arriver, le pêcheur se penche à la portière avec un sourire sarcastique :
– Je parie que vous cherchez votre chien.
– Comment le savez-vous ? demande François, sur un ton à peine poli.
– Parce que je l’ai vu tout à l’heure. Il courait comme un fou derrière une motoneige.
– Dans quelle direction allait-il ? questionne Pierre.
-Vers le fleuve, laisse tomber le conducteur en démarrant. François et Sophie sont désemparés.
– Au moins, nous savons dans quelle direction chercher, conclut Pierre. Pour le moment, retournons à la cabane.
Devant la porte, les enfants trouvent la motoneige de Marie. En quelques mots, Sophie et François racontent à leur mère l’escapade de leur chien.
– Qu’allons-nous faire ? demande anxieusement François.
– Le retrouver ! réplique fermement Marie. Venez !
– Où ça ? demandent les enfants en prenant place sur la motoneige.
– Au fleuve, voyons !
Marie zigzague habilement entre les cabanes jusqu’au restaurant Chez Jean-Eudes. Là, elle tourne à gauche et file vers le fleuve.
La température s’est adoucie. La neige tombe dru. Les enfants rentrent la tête dans les épaules pour se protéger des flocons qui leur griffent le visage.
– Votre bonhomme n’a pas menti, crie soudain Marie. Inouk est là. Regardez ! Il dérive sur une plaque de glace.
– Pauvre Inouk, soupire Sophie, comme il doit se sentir seul !
– Comment est-il arrivé là ? demande François.
– Il s’est sans doute aventuré trop près de l’eau, répond Marie. Il a alors suffit d’une vague plus forte pour que la glace casse et qu’Inouk soit emporté par le courant.
Soudain, Sophie pousse un cri horrifié :
– Il y a un bateau qui arrive ! Il va faire chavirer Inouk.
Il n’y a pas une minute à perdre ! déclare Marie. Allons voir Claude ! Lui seul peut nous aider.
Cramponnée à son guidon, Marie fait demi-tour et fonce vers son point de départ. Heureusement, Claude est encore à son poste. Marie explique brièvement la situation. En quelques secondes, tous se retrouvent à bord de l’hélicoptère.
Les enfants n’ont qu’une idée en tête : retrouver Inouk. Toutefois rien n’est moins sûr. En effet, par moments, les bourrasques rendent la visibilité pratiquement nulle. Plus le temps passe, plus les enfants désespèrent.
À bord, personne ne dit mot.
– Je le vois ! hurle soudain François.
– Où ça ? Où ça ? réplique vivement Sophie.
– Là, à droite… Regardez !
– Tu es sûr ? s’informe Claude.
– Sûr et certain ! Même qu’il lève la tête vers nous et qu’il aboie !
– Il doit croire que nous l’avons abandonné, pense tout haut Sophie.
– J’y vais ! lance Claude. Votre mère va prendre les commandes.
– Attache-toi bien, recommande Marie, en amorçant la descente.
Claude ouvre la porte et réussit à se glisser hors de l’appareil. Malgré le vent, il parvient à s’installer à califourchon sur l’un des patins de l’hélicoptère. Doucement, l’appareil plonge à moins d’un mètre de l’eau. Tout près, Inouk tourne en rond sur son refuge flottant. Il est complètement paniqué. Claude se penche, tend le bras et l’agrippe. Hélas, plutôt que de se blottir contre lui, le chien se débat et… tombe dans le fleuve.
– Il va se noyer ! crient les enfants.
Heureusement, au contact de l’eau glacée, Inouk comprend vite où est son intérêt et nage énergiquement vers Claude. Marie manoeuvre de telle façon que l’hélicoptère vole maintenant à fleur d’eau. Claude étire de nouveau le bras. Cette fois, le chien se laisse attraper sans résister.
Sauvé ! Claude hisse immédiatement Inouk à bord de l’appareil. Il était temps ! Claude est frigorifié ! Ses bottes sont remplies d’eau et il est trempé jusqu’aux cuisses. Inouk, lui n’en finit plus de s’ébrouer. Il est couvert de neige de la pointe des oreilles jusqu’au bout de la queue.
– Claude ! Inouk !
François et Sophie les enveloppent dans des couvertures et les embrassent l’un et l’autre avec fougue.
– Mes compliments, lance joyeusement Marie, à l’adresse de Claude.
Cette nuit-là, chez François et Sophie, le réveillon est particulièrement animé. Tous les invités veulent connaître les moindres détails du sauvetage. Quant à Inouk, il récupère devant le foyer. Allongé sur le tapis, il suit des yeux le clignotement des ampoules dans le sapin tout en grignotant une vieille pantoufle de cuir dont les enfants lui ont fait cadeau.
– Aujourd’hui, Inouk, tu nous as causé bien des soucis, constate affectueusement Sophie.
– En tout cas, affirme François, c’est décidé : l’an prochain, nous irons seuls, pêcher le poisson de Noël !